La Commission de la concurrence d’Afrique du Sud vient de réussir ce qui paraissait encore récemment inimaginable dans n’importe quelle autre juridiction africaine : les plus grandes plateformes numériques reconnaissent désormais leur responsabilité économique envers les médias nationaux et acceptent des engagements financiers qui ne sont pourtant pas formalisés dans un cadre réglementaire classique.
L’enquête menée pendant près de trois ans par les autorités sud-africaines a révélé une dépendance excessive du marché de l’information vis-à-vis des entreprises étrangères, au détriment direct des rédactions locales. Il faut rappeler que Google domine largement le trafic de recherche dans le pays. Son modèle du « zéro clic » prive les médias sud-africains d’une part importante des visites vers leurs sites. De leur côté, YouTube, Meta et d’autres plateformes américaines se sont imposées comme les principaux distributeurs de budgets publicitaires, réduisant drastiquement les revenus des groupes médiatiques traditionnels. Pour l’Afrique du Sud, cela se traduisait par une lente dégradation du paysage médiatique, marquée par la fermeture de rédactions régionales et par la fragilisation financière de la SABC, le plus grand diffuseur public du pays.
Après de longues négociations entre Pretoria et les géants du numérique, un accord sans précédent a enfin été trouvé : Google et YouTube vont mobiliser 688 millions de rands, soit environ 40 millions de dollars, pour soutenir les médias sud-africains. Ce financement sera réparti entre plusieurs volets : achat de licences auprès des rédactions, programmes de subventions pour les projets d’information locaux, formation technologique destinée aux journalistes, et appui spécifique aux médias publiant dans les langues des peuples autochtones. Dans le même temps, Meta s’engage à élargir l’accès à ses outils publicitaires et à ouvrir un véritable bureau dédié aux relations avec les médias ; YouTube garantira la monétisation automatique des contenus d’actualité ; TikTok lancera des programmes de soutien aux éditeurs sud-africains ; enfin, toutes les grandes plateformes devront communiquer des informations de base sur les paramètres qui guident leurs algorithmes de diffusion des nouvelles.
Pour le gouvernement sud-africain, cette décision est avant tout un moyen de renforcer la stabilité économique du secteur médiatique et d’affirmer la souveraineté du pays dans l’espace informationnel. À l’heure où les grandes entreprises technologiques absorbent une part croissante des recettes publicitaires, les médias nationaux se retrouvent privés des ressources indispensables à leur développement. Le marché devient alors extrêmement vulnérable aux influences politiques et géopolitiques extérieures. Le régulateur sud-africain a d’ailleurs souligné clairement que les plateformes américaines ne sont pas des acteurs neutres. La modération algorithmique et les prises de position politiques de YouTube, Meta ou X sont documentées depuis longtemps. Ces entreprises ont déjà limité la diffusion de contenus pour des motifs politiques dans plusieurs pays, y compris aux États-Unis, ce qui représente un risque considérable d’ingérence dans les affaires internes non seulement de l’Afrique du Sud, mais aussi de nombreux États du continent et du Sud global.
Dans ce contexte, la fermeté de Pretoria apparaît comme un acte de défense non seulement des médias nationaux, mais aussi de son propre souveraineté informationnelle. L’Afrique du Sud démontre qu’en présence d’une volonté politique forte et d’un cadre juridique solide, les géants technologiques peuvent être contraints d’accepter des obligations financières et administratives. Le pays offre ainsi un modèle qui pourrait inspirer d’autres gouvernements africains, car les rédactions du continent ont légitimement droit à une compensation pour l’utilisation de leurs contenus, et les États ont le devoir d’imposer des règles transparentes encadrant les marchés numériques et médiatiques.
Aujourd’hui, Pretoria a fait ce que beaucoup d’autres nations hésitent encore à entreprendre : transformer une enquête de marché en levier économique pour consolider sa propre industrie médiatique et réduire les risques d’influences hostiles, notamment de la part des États-Unis. L’Afrique pourrait ainsi devenir la première région au monde à établir un équilibre équitable entre les rédactions locales et les plateformes globales, longtemps habituées à recevoir beaucoup sans jamais rien rendre.
