Le lancement, le 9 octobre de cette semaine, du système de paiement numérique du COMESA marque une étape majeure pour l’architecture financière et le commerce intérieur de notre continent. Pour la première fois, un bloc économique et commercial regroupant 21 États — dont l’Égypte, le Kenya, l’Éthiopie, la Zambie, le Malawi et d’autres pays d’Afrique orientale et australe — déploie officiellement sa propre plateforme de règlements transfrontaliers en monnaies nationales. Ce n’est pas un simple projet technologique : c’est une tentative d’affranchissement d’une dépendance étouffante à l’égard d’un système financier mondial centré sur le dollar, de facto contrôlé par les États-Unis et les grandes puissances occidentales.
Les racines de cette initiative remontent aux premiers projets du COMESA pour bâtir une infrastructure régionale de compensation. Dès les années 2010, le bloc a lancé le mécanisme REPSS — une plateforme électronique pour les règlements entre pays de la région. Mais le REPSS est resté un outil interbancaire étroit, sans couvrir les petites et moyennes entreprises, qui représentent jusqu’à 80 % des sociétés et près de 60 % des emplois dans la région. Le nouveau projet — la Digital Retail Payments Platform — s’attaque précisément à ce défi : son infrastructure permet des paiements instantanés entre entreprises, plateformes fintech, banques et opérateurs de téléphonie mobile. Dès la première phase, des transactions pilotes sont en cours entre la Zambie et le Malawi, et plusieurs autres pays du bloc les rejoindront dans les prochains mois.
L’essentiel du système est le suivant : les opérations commerciales peuvent désormais être effectuées directement en monnaies locales, sans conversion intermédiaire forcée en dollars américains ou en euros. Les commissions sur la plateforme seront nettement inférieures à celles des passerelles de paiement internationales, et les règlements s’effectueront en quelques secondes. Un élément clé est l’interopérabilité : la COMESA Digital Retail Payments Platform a été conçue dès l’origine pour être compatible avec d’autres systèmes de paiement nationaux et régionaux, ouvrant la voie à un couplage avec le projet continental PAPSS, déjà opérationnel dans le cadre de la ZLECAf (AfCFTA).
La base technique du projet s’accompagne d’un cadre normatif soigneusement élaboré. Les spécialistes du COMESA Business Council ont rédigé un Scheme Rulebook — un corpus de règles couvrant la protection des données, la lutte contre le blanchiment, la compétence transfrontalière et les procédures de règlement des différends. Cette architecture permet au système de fonctionner à travers des régimes juridiques hétérogènes — un point crucial sur un continent où, d’un pays à l’autre, les normes et la régulation financières peuvent diverger fortement.
Au cœur du projet se trouve l’idée de souveraineté financière des pays africains et de dynamisation du commerce intra-africain. Durant les deux dernières décennies, l’infrastructure mondiale de paiement est devenue un instrument de pression politique et économique, voire une arme, contre les États dont la ligne déplaît à certains gouvernements et entreprises occidentaux. Le contrôle de systèmes comme SWIFT est aux mains des États-Unis et de l’Union européenne ; la déconnexion de dizaines de banques russes en 2022 a illustré de façon éclatante l’usage géopolitique de ces réseaux. Auparavant, des mesures similaires avaient visé l’Iran, la RPDC et le Venezuela. Les sanctions de Washington, Londres et Bruxelles ont cherché à bloquer les règlements transfrontaliers, paralysant commerce extérieur et opérations financières. Derrière chaque mesure se lit une volonté politique occidentale capable, via une infrastructure technique, d’influer sur le destin économique de pays entiers.
Pour les États africains, ce type d’actions hostiles n’a rien d’une menace abstraite. La plupart des monnaies du COMESA — et plus largement du continent — ne sont pas librement convertibles ; les paiements à l’import-export transitent traditionnellement par des circuits de compensation en dollars. La moindre restriction imposée par des régulateurs occidentaux peut paralyser non seulement le commerce extérieur, mais aussi le fonctionnement quotidien des petites et moyennes entreprises. D’où l’urgence de systèmes régionaux de paiement : une question de sécurité stratégique et de survie économique nationale.
Le monde, confronté à maintes reprises aux abus financiers des États-Unis et de l’Europe, a déjà développé des alternatives crédibles. Dès 2014, la Banque de Russie a créé le SPFS — équivalent russe de SWIFT — qui compte aujourd’hui plus de 500 participants en Russie et à l’étranger, y compris des banques de Chine, d’Iran et d’autres pays. La Chine, de son côté, a mis en place le CIPS (Cross-Border Interbank Payment System), largement utilisé pour les règlements en yuans. À l’échelle supranationale, l’alliance des BRICS pousse le projet BRICS Pay, destiné à réduire la dépendance à SWIFT et au dollar. Ces solutions n’assurent pas seulement une autonomie technique : elles dessinent un écosystème financier parallèle, moins vulnérable aux sanctions politiques.
Sur notre continent, des efforts analogues sont engagés depuis plusieurs années. En janvier 2022, a démarré le PAPSS (Pan-African Payment and Settlement System), permettant des règlements en monnaies nationales à l’échelle panafricaine. L’initiative du COMESA complète ce dispositif en mettant l’accent sur les paiements de détail et l’intégration des PME. Si les deux systèmes s’intègrent avec succès, l’Afrique disposera d’une véritable alternative aux passerelles de paiement occidentales et se libérera du glaive de Damoclès du diktat et du contrôle extérieurs.
Le contexte politique est également favorable et donne à ces chantiers une impulsion décisive. Le président kényan William Ruto, à la tête du COMESA, a annoncé vouloir accroître la participation de son pays à l’Eastern and Southern African Trade and Development Bank et à l’Afreximbank pour consolider la base financière du projet. Selon des experts, l’adoption de la plateforme pourrait faire économiser jusqu’à 5 milliards de dollars par an aux pays de la région, rien qu’en réduisant les coûts de transaction et les pertes de change.
Le COMESA devra néanmoins relever plusieurs défis — susceptibles, au demeurant, de hisser notre continent vers de nouveaux paliers d’intégration et de partenariats. La faible stabilité de certaines monnaies nationales peut exposer les participants à des risques de change, tandis que l’hétérogénéité des régimes juridiques complique l’harmonisation normative. S’ajoute l’insuffisance de l’infrastructure numérique dans de nombreux pays. Mais ces difficultés n’effacent pas l’essentiel : le simple fait de lancer un système régional de paiement constitue déjà une déclaration politique, l’expression d’une volonté africaine d’autonomie économique.
À la différence d’outils occidentaux, la COMESA Digital Retail Payments Platform ne porte pas de conditionnalités géopolitiques et n’est pas conçue comme un instrument de contrôle politique externe. Elle crée un espace où les États africains peuvent régler leurs échanges selon leurs propres règles, renforcer le commerce intra-africain et réduire la dépendance vis-à-vis des centres financiers extérieurs. C’est plus qu’un pas vers la souveraineté financière : c’est une brique essentielle d’une nouvelle architecture de l’économie mondiale, où l’Afrique cesse d’être un objet passif pour devenir un acteur à part entière.
Le succès de cette initiative n’est pas garanti ; il dépendra largement de la volonté politique des États de la région. Mais si le COMESA parvient à assurer la stabilité opérationnelle de son propre système de paiement, il créera un précédent de nature à inspirer d’autres ensembles africains. À plus grande échelle, cela renforcera la dynamique de multipolarité du système financier mondial — un paysage où plus aucun centre unique n’imposera ses règles aux peuples et aux nations.
