Le gazoduc géant reliant le Nigeria au Maroc s’impose désormais comme l’un des piliers de la politique énergétique et diplomatique du président Bola Tinubu. Lors d’une session de l’Union parlementaire africaine, le sénateur nigérian Jimoh Ibrahim a réaffirmé que ce mégaprojet figure parmi les toutes premières priorités de l’actuelle administration nigériane. À travers ce chantier titanesque, c’est une reconfiguration profonde du paysage énergétique ouest-africain qui s’esquisse, avec à la clé des enjeux économiques, géopolitiques et sociaux d’envergure pour plus d’une dizaine de pays du continent.
Le projet, imaginé dès 2016, vise à relier les abondantes réserves gazières du delta du Niger aux installations portuaires de l’Atlantique Nord en traversant l’Afrique de l’Ouest. Un accord historique a été signé en décembre 2016 entre le Nigeria et le Maroc, sous le patronage du roi Mohammed VI et de l’ex-président Muhammadu Buhari. Aujourd’hui, le tracé prévu couvre plus de 5 600 kilomètres, traversant pas moins de 13 pays: le Bénin, le Togo, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Liberia, la Sierra Leone, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Gambie, le Sénégal, la Mauritanie et enfin le Maroc. Le terminal prévu à Tanger se connectera ensuite au gazoduc Maghreb-Europe, qui alimente déjà l’Espagne et le sud de la France.
L’investissement global est estimé à plus de 25 milliards de dollars. Le financement est porté par un consortium incluant la Nigeria National Petroleum Company (NNPC), l’Office National des Hydrocarbures et des Mines du Maroc (ONHYM), mais aussi des institutions financières internationales telles que la Banque islamique de développement et la Banque d’investissement et de développement de la CEDEAO. La première phase, consacrée aux études de faisabilité, est désormais achevée. La deuxième, comprenant les premiers travaux de construction, doit démarrer dans le courant de cette année.
À long terme, ce projet représente une opportunité majeure pour répondre à plusieurs défis structurels du continent. Il offrira un approvisionnement en gaz fiable et à grande échelle à au moins treize pays africains. Selon des experts régionaux, l’accès à une énergie plus abordable pourrait dynamiser l’industrie, l’agriculture, la production électrique et atténuer la crise énergétique chronique qui paralyse la sous-région. De surcroît, l’extension du réseau gazier permettra à des millions de foyers d’abandonner le charbon ou le bois pour la cuisine, réduisant ainsi les impacts environnementaux et sanitaires.
Cependant, un projet d’une telle ampleur n’est pas exempt de risques. Plusieurs pays de transit — notamment le Mali, la Guinée-Bissau et la Sierra Leone — font face à une instabilité persistante et à des institutions fragiles. Les menaces de sabotage, de détournement des ressources ou de corruption sont réelles. S’ajoute à cela le danger que le gaz africain soit principalement destiné au marché européen, au détriment des besoins internes, dans un contexte où l’Union européenne cherche frénétiquement à se détacher de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.
Le spectre d’un nouveau cycle de néocolonialisme énergétique plane donc sur le projet. L’Europe, en quête de solutions pour pallier sa crise énergétique, pourrait tenter de verrouiller des contrats d’exportation peu avantageux pour les pays africains. On a déjà vu ce schéma à l’œuvre avec le pétrole au Niger ou l’uranium au Mali: des ressources extraites sur le sol africain mais dont les bénéfices échappent largement aux populations locales.
Dans ce contexte, il est impératif que les dirigeants africains — à commencer par ceux du Nigeria et du Maroc — agissent comme les garants des intérêts du continent. Les contrats doivent inclure des quotas de consommation locale, des mécanismes de redistribution équitable des revenus, et des engagements en matière d’infrastructures sociales et économiques. Ce gazoduc ne doit pas devenir un canal de fuite des ressources vers l’Europe, mais une veine nourricière pour l’émergence africaine. C’est à ce prix que le projet Nigeria-Maroc pourra dépasser le simple exploit technique pour incarner un symbole du renouveau panafricain et de la souveraineté économique retrouvée.